Concept et représentation
Sommaire
“ La philosophie est connaissance par purs concepts ”, affirment Gilles Deleuze et Félix Guattari (Qu’est-ce que le philosophie ?, p.12). Mais cette définition ne fait que reconduire la question : qu’est-ce qu’un concept ? On distingue traditionnellement la connaissance immédiate (intuitive) qui porte sur des réalités concrètes singulières et la connaissance par concepts qui atteint le réel à travers des déterminations abstraites.
Première approche
Si l’image est une représentation du réel immédiat, le concept serait un autre genre de représentation mentale. Il se distingue de l’image, en ce qu’il est à la fois abstrait et universel. J’ai une représentation de mon chien, mais le concept de chien ignore toutes les particularités de mon chien : il définit le chien en général, par exemple énumérant les prédicats du sujet “ chien ” : être un mammifère carnivore, avoir un flair qui le rend utile au chasseur, etc. Ces prédicats expriment la “ déterminité ” (Bestimmtheit) comme le dirait Hegel. Mais “ toute détermination est négation ” (Spinoza) : le concept saisit le réel en le découpant, en séparant la réalité visée des autres réalités.
Un concept est donc, tout d’abord, une réalité idéale intelligible : il n’y a pas de rapport d’analogie entre le concept et la chose sensible dont il est le concept (Le concept de chien n’aboie pas). Ensuite, connaître par concepts, c’est définir une certaine structure du réel ; que le feu soit tenu pour un élément simple comme dans la physique antique ou qu’il soit conçu comme un phénomène complexe produit par la combustion carbone/oxygène, la réalité sensible immédiate n’est pas changée, mais sa représentation intelligible est essentiellement différente. Enfin, un concept n’est jamais quelque chose de simple qui pourrait se donner dans une intuition originaire, mais la synthèse d’une multiplicité. Autrement dit, un concept se pense avec d’autres concepts. Il s’ensuit que le concept a une histoire puisqu’il renvoie à l’activité cognitive des humains et qu’il n’existe que par rapport à un problème. Reste à définir le statut du concept.
L’idéalisme platonicien
Platon défend la thèse que la connaissance n’est possible que si elle s’arrache au sensible immédiat pour atteindre des formes universelles et éternelles. Du point de vue de la connaissance, l’idée précède ainsi la réalité sensible qui “ participe ” de cette idée. C’est précisément parce que la plupart du temps les hommes s’en tiennent à l’immédiat sensible qu’ils parlent sans savoir ce qu’ils disent. Comment puis-je dire de cette fleur qu’elle est belle sans savoir ce qu’est la beauté ?
Si on considère Platon comme le véritable fondateur de la philosophie, la tradition platonicienne inaugure une pensée qui va séparer systématiquement la réalité sensible de son essence idéale. Le concept exprime l’essence de la chose alors que les particularités concrètes n’en sont que des accidents, toujours changeants. L’idéalisme platonicien (ou réalisme des idées, puisque les idées y sont la réalité fondamentale) peut recevoir deux interprétations : une interprétation ontologique, selon laquelle les réalités fondamentales sont les idées dont le monde sensible n’est que la copie ; une interprétation en termes de théorie de la connaissance qui fait de la construction des concepts le point de départ de toute connaissance possible.
Hegel et la doctrine du concept
Hegel veut dépasser l’opposition entre le concept et la réalité sensible. La doctrine de concept, exposée dans la Science de la Logique, expose le mouvement d’ensemble de la connaissance : le concept est le point de départ, il est “ ce qui est libre, en tant qu’il est la puissance substantielle qui est pour elle-même ”. La connaissance est le développement du concept selon trois moments : 1) le concept subjectif ou formel, 2) l’objectivité, c'est-à-dire “ le concept en tant qu’il est déterminé à l’immédiateté, 3) l’idée qui est l’unité du concept et de l’objectivité. L’idée est le dépassement de l’opposition entre le concept comme forme extérieure et la réalité objective immédiate.
Schématiquement, le premier moment, que Hegel qualifie de subjectif, correspond à que l’esprit peut produire par lui-même, c'est-à-dire aux formes les plus générales de la logique. La division de ce premier moment en concept comme tel, jugement et syllogisme le dit clairement. Le concept est appréhendé comme élément de l’entendement. L’objectivité correspond à la saisie du réel telle qu’elle est effectuée dans les sciences de la nature : le mécanisme, le chimisme et la téléologie – on dirait aujourd’hui les sciences du vivant. L’idée, “ unité absolue du concept et de l’objectivité ”, peut encore être comprise comme la raison, c'est-à-dire unité de l’idéel et du réel, unité du fini et de l’infini, du corps et de l’âme. Ainsi ce qui est contenu simplement en puissance dans le concept se réalise dans la vie, dans la connaissance et finalement dans l’idée absolue qui est la science du savoir lui-même.
Marx contre Hegel
Hegel dépasse l’idéalisme sur le terrain de l’idéalisme. Il admet que la réalité la plus fondamentale est esprit, mais refuse de considérer le concept comme abstraction de la vie immédiate. La doctrine du concept expose, au contraire, comment le mouvement logique même du concept produit le véritablement concret, non pas ce pseudo concret indifférencié de la connaissance immédiate mais le concret pensé, comme synthèse de multiples déterminations.
Mais cet idéalisme apparaît comme un renversement du processus réel de la connaissance. Marx s’en prend vigoureusement à l’idéalisme hégélien dans la personne des “ Jeunes Hégéliens ”. Dans “ La Sainte Famille ”, il démonte le “ mystère de la construction spéculative ”, la construction hégélienne. “ Quand j’observe des fruits réels, pommes, poires, fraises, amandes, et quand je construis, à partir de là, l’idée générale de “fruit” ; quand, allant plus loin, je m’imagine que mon idée abstraite, “le Fruit”, provenant des fruits réels, est un être qui existe en dehors de moi, voire l’essence vraie de la pomme, de la poire, etc., j’affirme – en termes spéculatifs que “le Fruit” est la “substance” de la pomme, de la poire, de l’amande, etc. Je déclare donc que, pour la poire, il n’est pas essentiel d’être poire, pour la pomme d’être pomme. L’essentiel pour ces choses n’est pas leur présence réelle, perceptible et sensible, mais l’essence que j’en ai abstraite et que je leur ai substituée (…) Les fruits particuliers et réels sont désormais considérés uniquement comme des fruits imaginaires dont l’essence vraie est “la Substance”, “le Fruit”. ” (Œuvres III, Philosophie, p.1028)
Or, dit Marx, s'il est facile de passer du réel à l'abstraction idéale, revenir de l'abstraction au concret est impossible, sauf à abandonner la philosophie spéculative. Ainsi la méthode hégélienne, qui engendre la diversité à partir de l'autodifférenciation de la substance, est-elle une méthode purement mystique. Marx critique Hegel d’un point de vue matérialiste. Mais il précise : “ Il se trouve que le nominalisme est un élément primordial chez les matérialistes anglais, comme il est, en général, la première expression du matérialisme. ”
Nominalisme et réalisme
Dans le platonisme, auquel s’apparente la philosophie de Hegel, le concept est non pas l’abstraction de la réalité sensible mais l’expression d’une réalité idéale, d’un universel, dont les divers objets particuliers qui tombent sous ce concept ne sont que des exemplifications. À cette conception dite “ réalisme des universaux ” s’oppose la conception nominaliste pour laquelle n’existent que des réalités singulières. À la limite, les concepts ne sont que des noms, c'est-à-dire des étiquettes conventionnelles utiles pour classer nos perceptions. Le nominalisme conduit à une ontologie en termes d’individus.
Aristote, en effet, est aussi bien le père du nominalisme que celui du réalisme et, de fait, les écoles nominalistes de la philosophie médiévale partent de la relecture de la métaphysique aristotélicienne. Des propositions à connotation nominaliste se trouvent affirmées dès les premières pages des “Catégories”. “ La substance, au sens le plus fondamental, premier et principal du terme, c'est ce qui n'est ni affirmé d'un sujet ni dans un sujet : par exemple l'homme individuel ou le cheval individuel. ” Or ces réalités individuelles sont le fondement de toute réalité : “ Faute donc par ces substances premières d'exister, aucune autre chose ne pourrait exister. ” Dans la “ Métaphysique ”, Aristote développe la même idée en refusant que les universaux puissent être considérés comme substances, car l'universel est ce qui appartient naturellement à une multiplicité et donc “ rien de ce qui existe comme universel dans les êtres n'est une substance ; c'est aussi parce qu'aucun des prédicats communs ne marque un être déterminé mais seulement telle qualité de la chose. ” Et “ Ainsi donc, nous venons de rendre évident qu'aucun des universaux n'est substance et qu'il n'y a aucune substance composée de substances. ”
C'est précisément ce refus des universaux comme substances qui structure l'anti-platonisme d'Aristote et en particulier sa polémique contre la théorie des idées. Au couple Idée-apparence qui fait des multiples “ étants ” des manifestations phénoménales de l’Idée, seule dotée de réalité et d’intelligibilité, Aristote oppose la substance comme substrat singulier et véritable étant, dont les accidents modifient l’apparence. Les diverses substances peuvent avoir des attributs communs à partir desquels sont construits des “ universaux ”, des espèces et des genres qui ne sont jamais véritablement des substances mais peuvent seulement “ être dits ” des substances en un certain sens particulier. Représentant le plus connu du nominalisme médiéval, Guillaume d’Occam (1290-1349) se situe dans cette filiation aristotélicienne.
Revenons à la critique de Marx : Hegel fait partout de l'Idée le sujet et du sujet réel, du sujet proprement dit, le prédicat. Mais le raisonnement se déroule toujours du côté du prédicat. ” (Critique du droit politique hégélien) Marx reproche donc à Hegel d'avoir inversé l'ordre des termes dans la proposition. Hegel transforme en sujet ce qui ne peut être qu'un prédicat. Et, du coup, le sujet réel devient le prédicat de son prédicat. Le lien avec le nominalisme est clair. Guillaume d’Occam (Somme logique, I) affirme : “ Relativement à la prédication, le sujet est le particulier ”. Guillaume d’Occam souligne d’abord que le “ singulier ” se comprend de deux façons. Il signifie d’abord “ tout ce qui est un et non plusieurs ”. Mais on entend aussi par singulier “ ce qui n’est pas destiné à être le signe de plusieurs choses. ” Cette précision est importante. En effet, pour Guillaume d’Occam, l’universel lui aussi est singulier, car il est universel par sa signification, en ce qu’il est le signe de plusieurs choses : “ Ainsi un son proféré, qui est véritablement une quantité numériquement une, est un universel parce qu’il est un signe institué volontairement pour signifier plusieurs choses. ” L’universel “ homme ” n’est donc pas le concept d’homme qui “ par autodifférenciation ” produirait les hommes réels. C’est tout simplement le signe “ homme ”. Encore faut-il préciser que pour d’Occam le signe n’est pas à proprement parler le mot “ homme ” mais le “ terme ” mental dont le mot “ homme ” est lui-même le signe.
Nominalisme et empirisme
Ce n’est pas un hasard si les empiristes sont généralement des nominalistes. On pourrait multiplier les citations, chez Locke ou chez Hume, mais aussi chez Berkeley ou Condillac, attestant cette orientation. L’idée de triangle se forme toujours à partir de la perception de triangles particuliers et c’est pourquoi Locke écrit : “ Cela ne requiert-il pas des peines et de l’adresse pour former l’idée générale d’un triangle (qui n’est cependant ni la plus abstraite, ni la plus étendue, ni la plus difficile) car il doit n’être ni oblique, ni rectangle, ni équilatéral, ni isocèle, ni scalène, mais tout cela ensemble et rien de cela. En effet, c’est quelque chose d’imparfait qu’il ne puisse exister une idée dans laquelle des parties de plusieurs idées différentes et incompatibles sont mises en ensemble. ” (An Essay on Human Understanding, Book IV, Chap.vii,9) Ainsi que le dit Ernst Cassirer (La Philosophie des Lumières), “ Pour Berkeley, pour Hume, pour Condillac, l’idée n’est qu’une accumulation d’impressions, ou leur somme, ou le signe qui la représente. Il n’est aucune signification autonome qui puisse convenir à ce signe : il représente seulement pour la mémoire, après coup et indirectement, ce qui était donné originairement dans la perception. ”
Mais on retrouve aussi cette orientation chez Nietzsche dont la pensée, quand il s’agit de définir le statut du concept, se rapproche singulièrement des empiristes ou des sensualistes. “ Les mots sont des signes sonores désignant des concepts ; mais les concepts sont des signes imagés, plus ou moins déterminés, désignant des sensations fréquemment récurrentes et associées, désignant des groupes de sensations. ” (Par-delà Bien et Mal, §268) On a coutume de pointer les contradictions dans la pensée de Nietzsche. Mais sur cette question il y a une grande continuité. Dans un de ses premiers ouvrages, il écrit : “ Tout mot devient immédiatement concept par le fait qu’il ne doit pas servir justement pour l’expérience originale, unique absolument individualisée, à laquelle il doit sa naissance, c'est-à-dire comme souvenir, mais qu’il doit servir en même temps pour des expériences innombrables, plus ou moins analogues, c'est-à-dire à strictement parler jamais identiques ” (Le livre du philosophe, III).
Ainsi le concept s’enracinerait dans le langage. Le concept ne serait qu’un mot ou le lien entre un mot et une image. Alors que la tradition rationaliste considère le langage comme un simple moyen d’expression des idées, la conception empiriste de la formation des idées abstraites ou des concepts conduit à faire du langage le lieu même du concept. À partir de là, il serait possible de ramener les questions philosophiques à l’étude du langage. “ Une des principales sources de confusion : essayer derrière le substantif de trouver la substance ”, dit Wittgenstein. Les critiques nominalistes de la doctrine idéaliste du concept ne sont peut-être pas plus “ vraies ” mais elles nous mettent en garde : le concept n’est qu’une représentation mentale et la pire des erreurs est de prendre cette représentation pour la réalité en elle-même.
Bibliographie
Deleuze (Gilles), Guattari (Felix) : Qu’est-ce que la philosophie ? (Minuit, 1991)
Hegel (G.W.F.) : Encyclopédie des Sciences Philosophiques (Gallimard, traduction Maurice de Gandillac)
Marx (Karl) : Œuvres III, Philosophie, édition de la Pléiade (Gallimard)
Nietzsche (Friedrich) : Le livre du philosophe (GF-Flammarion)
Ecrit par dcollin le Lundi 9 Juin 2014, 15:18 dans "Enseigner la philosophie" Lu 4938 fois.
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